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Depuis le début du XIXe siècle, Londres, le port principal du pays, avait vu la construction des docks devenus indispensables pour assurer le développement du trafic et la sécurité des marchandises. West India Docks, Surrey Commercial Docks, London Docks et East India Docks formaient un chapelet d’entrepôts où transitaient toutes les richesses du monde. Ces hauts bâtiments de brique dominaient des quais en enfilade.
Le grenier de la planète connaissait une activité incessante. Près de cent mille dockers et ouvriers y travaillaient, chargeant et déchargeant des bateaux en provenance des quatre coins de l’Empire britannique. Une armée de douaniers examinait les produits et percevait des taxes avant que les tabacs, les thés, les vins, les épices, les fourrures et autres richesses ne soient entreposés dans des pavillons séparés par des tours. On ne prêtait pas attention à la puanteur montant de la Tamise, égout à ciel ouvert, ni à l’atmosphère chargée d’odeurs de tanneries, de brasseries, de tabac brûlé, de chocolat, de poissons et d’autres substances plus ou moins identifiables.
On parlait fort, les coques des embarcations heurtaient les quais, menuisiers et tonneliers faisaient chanter leurs outils, et Londres s’enrichissait grâce au labeur de ces bataillons de travailleurs dont les docks étaient le royaume.
Parmi les dockers occasionnels ou permanents, on trouvait nombre d’ouvriers au chômage et d’ex-militaires, mais aussi des domestiques licenciés et même de jeunes bourgeois fuyant leur famille. Cette population hétéroclite était sensible aux discours d’agitateurs comme Littlewood, sans oser se révolter de manière ouverte contre les autorités.
Ayant pris l’habit et l’allure d’un négociant, Higgins s’adressa à un forgeron qui réparait une chaîne de navire. Aimant son métier et attaché à la tranquillité des lieux, il était l’un de ses meilleurs indicateurs.
— En chasse, inspecteur ?
— Je recherche une certaine Kristin Sadly.
— Ah, la boulotte agitée ! Si vous la mettiez à l’ombre quelque temps, ça la calmerait peut-être. La plupart de ses employés ne tiennent pas une semaine. Une exploiteuse, un tyran braillard, une redoutable teigne, et la reine des menteuses ! Il y a une justice, puisqu’elle va vous avoir sur le dos. A-t-elle tué quelqu’un ?
— Possible.
— Ça ne m’étonnerait pas ! Kristin Sadly ne supporte pas qu’on la contredise, elle est prête à tout pour développer sa fabrique de papier. Elle a déjà éliminé plusieurs concurrents et racheté de petites entreprises à très bas prix, en spoliant leurs propriétaires. Cette prédatrice n’a ni moralité ni parole. Méfiez-vous d’elle, inspecteur. En coups tordus, elle s’y connaît !
— Où la trouverai-je ?
— Longez les West India Docks, suivez le quai, dépassez l’entrepôt d’épices et vous serez arrivé. Et… bonne chance !
Higgins marcha d’un bon pas. Attentif, il se faufila entre dockers, ballots, caisses et colis divers. Des glapissements l’avertirent qu’il touchait au but.
Une petite bonne femme couvrait d’injures un ouvrier coupable d’avoir abîmé une rame de papier grossier. Le malheureux fut licencié sur-le-champ et menacé des pires châtiments.
Impeccablement coiffée, affublée de boucles d’oreilles ressemblant à des œufs de pigeon, la patronne s’en prit ensuite à deux livreurs trop lents à son goût.
Higgins s’approcha.
— Madame Sadly, je présume.
Énervée, elle se retourna et dévisagea l’intrus.
— Vous êtes qui, vous ? Ah, je vois ! Les fournisseurs, je les reçois en fin d’après-midi. Tâchez de me proposer du bon et du pas cher, sinon restez chez vous. Je n’ai pas de temps à perdre, moi !
— Je n’ai rien à vous proposer, seulement des questions à vous poser.
— Des questions ? Il ne manque pas d’air celui-là ! Et à quel titre ?
— Celui d’inspecteur de police.
La hargne de Kristin Sadly retomba.
— La police… Je suis en règle, moi !
— Pourrions-nous converser dans un endroit tranquille ?
Le regard assassin de la boulotte ne troubla pas Higgins.
— C’est urgent ?
— Plutôt.
— Suivez-moi. C’est quoi, votre nom ?
— Inspecteur Higgins.
Kristin Sadly guida son hôte à travers la vaste fabrique de papier où étaient entreposées des tonnes de chiffons. Une cinquantaine d’ouvriers s’affairaient, et le passage de la patronne éteignit les discussions. Un mot de travers, et c’était la porte.
Le bureau de Kristin Sadly n’avait rien d’attrayant. Des piles de factures et, aux murs, des dessins représentant la propriétaire des lieux triomphante. Elle ne se lassait pas de se contempler. La papetière s’assit sur un fauteuil en cuir et fixa Higgins.
— Laissez-moi deviner, inspecteur. C’est ce vieux forban de Holmes qui m’a dénoncée ? Oui, c’est forcément lui ! Il est au bord de la faillite et tente de me faire plonger en racontant n’importe quoi ! Échec assuré, car ma comptabilité est en règle ! Et je serais heureuse de racheter sa dépouille !
— Oublions Holmes, chère madame.
— Vous innocentez ce malfaisant ?
— Je ne le connais pas.
Kristin Sadly serra les poings.
— Alors, pourquoi m’importunez-vous ?
— N’avez-vous pas dérobé une momie ?
La commerçante ouvrit des yeux ronds.
— Vous délirez !
— N’avez-vous pas acheté à Belzoni le voile de lin d’une magnifique momie qu’il a débandelettée devant une assistance choisie ?
La patronne eut une moue dédaigneuse.
— Serait-ce un crime ?
— Votre intérêt pour cette étrange relique m’intrigue.
— Chacun ses curiosités, inspecteur ! Ce spectacle m’amusait, et j’ai voulu en garder un souvenir. Le voile s’est ajouté à ma collection d’objets anciens, et j’espère en acquérir d’autres. À moi de m’étonner : quelle est la véritable raison de votre visite ?
— Assister à la mise à nu d’une momie n’est pas une expérience banale. Vous souviendriez-vous d’incidents notables ?
Kristin Sadly réfléchit longuement.
— Un religieux a proféré des anathèmes, Belzoni l’a expulsé… Un vieux lord a tenté de semer le trouble, des élégantes se sont évanouies. Des broutilles ! Les riches ont le cœur trop sensible. Cette momie n’est que de la chair desséchée.
— En êtes-vous sûre ?
— Vous moquez-vous de moi, inspecteur ?
— Le médecin légiste assistant Belzoni, le vieux lord et le pasteur ont été assassinés.
La boulotte sursauta.
— Assassinés… Par qui ?
— Je réussirai à le savoir. N’auriez-vous pas remarqué un suspect ?
— Non, vraiment non ! Je ne m’intéressais qu’à la momie.
— Le prix du voile de lin vous a-t-il paru excessif ?
— Je suis intervenue de manière discrète auprès de Belzoni et je n’ai pas discuté. Une occasion pareille ne se présente pas tous les jours ! Je lui ai murmuré à l’oreille « je le paye et je l’emporte », et l’affaire fut conclue.
— Et vous ne connaissiez aucune des trois victimes ?
— Aucune ! Je ne fréquente pas ce genre de personnages.
— Et Belzoni ?
— Je ne l’avais jamais rencontré auparavant et je n’ai pas l’intention de le revoir. Ce type me déplaît.
— Littlewood aussi ?
— Qui ça ?
— Un des amateurs présents au débandelettage de la momie, avança Higgins.
— Il y avait tellement de monde ! Ce sera tout, inspecteur ?
— Pour le moment, oui.
— Vos horribles crimes ne me concernent pas et je n’ai rien d’autre à vous dire. Je fais mon travail, faites le vôtre.
— Bonne journée, chère madame.
En traversant la fabrique, Higgins remarqua un tas de chiffons de couleur brune.
— J’ignorais que l’on utilisât ce genre de matériaux, dit-il à un contremaître.
— Ça risque de donner un papier brunâtre de mauvaise qualité, reconnut le technicien. On va quand même essayer d’obtenir quelque chose de propre.
Sous le regard furibond de Kristin Sadly, Higgins quitta les lieux.